Respiration holotropique et scientisme
Auteur : François Tadel, Ingénieur de recherche indépendant, Grenoble
Introduction
L’organisation du Bicycle day 2025 à Grenoble a soulevé un débat au sein de la SPF : l’association peut-elle faire intervenir un·e formateur·ice en respiration holotropique au CesHum ?
La respiration holotropique (RH) est une pratique intéressante à discuter dans ses aspects techniques et thérapeutiques. Elle partage de nombreuses caractéristiques phénoménologiques et socioculturelles avec la consommation de psychédéliques, et semble être particulièrement adaptée pour former des thérapeutes à l’accompagnement d’expériences psychédéliques. Cependant, elle s’ancre comme tous les enseignements du CesHum dans la psychologie transpersonnelle et les théories de Stanislav Grof.
En France, le mouvement transpersonnel est maintenu à l’écart du champ clinique et du consensus scientifique à cause de son manque d’ancrage institutionnel et de rigueur paradigmatique, et se retrouve parfois décrit comme pseudoscience New Age à risque de dérive sectaire. Son histoire est pourtant indissociable du développement des psychothérapies assistées par psychédéliques à partir des années 1960.
La SPF est engagée dans le respect d’une éthique scientifique stricte, nécessaire à la confiance de ses partenaires institutionnels. Cette posture est parfois difficile à tenir face aux thématiques abordées dans ses activités de médiation scientifique et culturelle.
Comment rendre compte des pratiques psychédéliques existantes dans la société sans entrer en conflit avec le monde scientifique? Est-il possible d’explorer la RH sans avoir à adopter toutes les théories en lien avec la psychologie transpersonnelle? Faut-il exclure cette pratique respiratoire du champ des études psychédéliques « scientifiques », ou au contraire l’aborder « dans un esprit de responsabilité et de réduction des risques » au même titre que la consommation de substances psychédéliques telles que le LSD ? Voici quelques pistes de réflexion.
Les pratiques de respiration
Des pratiques de respiration contrôlée (breathwork) se développent depuis de nombreuses années, principalement dans le secteur du développement personnel, mais également en psychothérapie et dans la prise en charge médicale de la douleur et de l’anxiété. On retrouve des techniques respiratoires similaires dans des pratiques issues de cadres socioculturels différents et avec des objectifs parfois divergents : yoga, hypnose, sophrologie, relaxation, cohérence cardiaque, méthode Wim Hof, plongée en apnée, respiration holotropique, rebirth, primal scream therapy, ainsi que de nombreuses pratiques se présentant comme “chamaniques”.
Avoir accès à des techniques de soin qui ne demandent rien d’autre que d’avoir un corps et de pouvoir contrôler son rythme respiratoire, c’est assez séduisant. Résilient, low-tech, carbon-free, labor-intensive : dans l’air du temps. Déjà largement diffusées dans le monde, les pratiques de respiration contrôlées font maintenant l’objet de recherches cliniques randomisées similaires à celles menées sur les psychédéliques, avec des méthodes et pour des objectifs cliniques qui se recoupent. Quelques exemples : (Banushi et al., 2023; Fincham et al., 2023; Lalande et al., 2012; Zaccaro et al., 2022).
Parmi les pratiques de respiration, la RH se distingue selon deux axes : c’est une des pratiques les plus orientées vers l’induction d’états de conscience modifiés - capable d’engendrer des états proches de ceux de la consommation de LSD ou de DMT, et celle qui a le plus structuré sa composante d’accompagnement en psychothérapie psychédélique. Les praticiens RH certifiés ont reçu une formation d’accompagnement aux voyages psychédéliques et à leurs effets indésirables plus poussée que la majorité des soignants qui accompagnent actuellement les essais cliniques randomisés sur la psilocybine et le LSD.
Pourquoi si peu de recherche scientifique ?
Comme pour l’hypnose et la méditation, le soin par la respiration ne fait pas intervenir l’industrie pharmaceutique, technologique ou militaire, et n’a donc aucune perspective de rentabilité financière. Les recherches souffrent en conséquence d’une carence de financements, et d’une impossibilité de mener les investigations cliniques coûteuses nécessaires à l’adoption de nouvelles pratiques dans les parcours de soins publics. En comparaison, la recherche sur les substances psychédéliques est abondamment financée pour des promesses de parts de marchés qui se chiffrent en milliards de dollars.
Essayer d’expliquer que les recherches sur les approches non-pharmacologiques ne sont pas financées car elles relèvent de pratiques sectaires, alors que les psychédéliques « c’est scientifique », ça serait oublier les sources évangélistes des financement du laboratoire de Roland Griffiths et de MAPS (Kitchens, 2022; Welker, 2022).
L’héritage de Stanislav Grof
La RH est une pratique développée par Stanislav Grof dans les années 1970 suite à l’interdiction des recherches sur les psychédéliques, afin de poursuivre les travaux qu’il menait depuis 1956 sur leurs usages en psychothérapie. Les livres de Grof sur la RH et ceux sur le LSD racontent des histoires similaires : les théories psychologiques présentées ne sont pas compatibles avec la médecine scientifique occidentale actuelle, mais les techniques mises en œuvre restent pertinentes.
On retrouve souvent cette citation, attribuée à Albert Hofmann : « If I am the father of LSD, Stan Grof is the godfather. Nobody has contributed as much as Stan for the development of my problem child ». Cette citation n’est peut-être pas fiable, car la source n’en est jamais citée, mais il reste indéniable que Grof a largement contribué au développement du LSD en contexte médical. Le cadre des essais cliniques impliquant les psychédéliques proposés maintenant dans le monde entier, ainsi que les recommandations d’usage que l’on retrouve dans les manuels de réduction des risques que la SPF distribue, dérivent en partie des travaux de Grof sur les pratiques d’accompagnement de ses psychothérapies LSD et RH.
Célébrer le Bicycle Day, c’est contribuer à la diffusion du mythe d’Albert Hofmann sur son vélo faisant l’expérience du premier trip au LSD de l’humanité. Rendre hommage à la « paternité » de cette substance tout en refusant d’évoquer Stan Grof est incongru.
Reconnaître la richesse des apports de Grof dans le cadrage des usages de la substance n’implique toutefois pas de cautionner toutes les théories de la psychologie transpersonnelle. Il peut être valide de réutiliser des outils techniques pertinents même si on remet en question le contexte théorique dans lequel ils ont été développés. C’est même un mécanisme courant dans l’avancement de la recherche scientifique et technique.
Les spécialistes formés en accompagnement RH ont acquis un savoir-faire précieux sur la construction de l’expérience psychédélique (Dumont, 2023). Ce sont 60 années de recherche sur les techniques de respiration et d’accompagnement musical et humain que nous devrions chercher à explorer, comprendre, et réutiliser - dans d’autres paradigmes psychologiques si celui d’origine ne nous convient pas.
Hypnose, méditation, yoga, psychédéliques
Il y a 30 ans l’hypnose était perçue par le monde médical comme une pratique de charlatans, dangereuse à cause du fort risque d’emprise que cela donne sur les patients. Aujourd’hui, il n’y a plus de CHU sans anesthésistes formés en hypnose, on pratique en routine des mammectomies sous hypnose, on propose des consultations avec des hypnothérapeutes pour les douleurs chroniques dans tous les centres experts de la douleur et en soins de support en oncologie. Que s’est-il passé entre les deux ? Des professionnels de différents secteurs de la santé ont étudié les outils permettant d’induire des états de conscience particuliers propices au recadrage de l’information nociceptive, formalisé la pratique d’une « hypnose médicale », et mis en place des diplômes universitaires dans de nombreuses facultés de médecine.
Il y a 30 ans, parler de méditation pouvait désigner des pratiques religieuses d’inspiration bouddhiste, possiblement guidées par des gourous dans des contextes d’endoctrinement sectaires. Aujourd’hui, on propose des exercices de méditation de pleine présence (mindfulness) partout où diminuer le stress et améliorer les capacités attentionnelles peut avoir un intérêt (médecine, psychothérapie, enseignement, administration clinique de psychédéliques, etc). Pour passer d’un état à l’autre : des médecins ont extrait des outils techniques pertinents issus des pratiques bouddhistes, construit des programmes d’apprentissages courts et reproductibles, ainsi que des cursus de formations standardisés (Kabat-Zinn, 2003; Kabat-Zinn et al., 1992).
On pourrait reprendre une troisième fois le même récit pour le yoga, dont la représentation occidentale est passée entre les années 1970 et 2000 d’une pratique spirituelle potentiellement sectaire à une activité sportive et de bien-être très populaire. A chaque fois, une pratique psychocorporelle ancienne est réinterprétée dans un nouveau contexte. Si l’objectif est médical : on définit un cadre de prise en charge, des critères d’inclusion, des critères d’exclusion, des manuels de bonnes pratiques, et on s’assure que cela fait du bien sans faire de mal - primum non nocere. On réalise ainsi l’actualisation de pratiques populaires de spiritualité, de soin et de bien-être aux nécessités sociales, morales et politiques du temps présent.
Ces processus sont ici décrits de manière simplifiée : bien sûr qu’il y a des allers-retours, des mécontents (Dapsance, 2019) et qu’on rencontre toujours des gourous manipulateurs, des escrocs, des endoctrinements sectaires. Mais on n’accuse plus les techniques corporelles et les technologies cognitives associées comme étant la source des ces maux, on reconnaît qu’il est possible d’enseigner ces pratiques sans mettre les participants en danger, que le rapport bénéfice-risque peut être favorable à leur usage.
Il y a 20 ans, nos collègues qui commençaient à s’intéresser aux usages des psychédéliques en recherche se sont fait recadrer par des institutions scientifiques françaises. Débarrasser ce sujet d’étude de sa sulfureuse réputation est un travail qui est encore en cours, au travers d’un effort de normalisation des pratiques, la création d’une ligne de formation académique claire, et la réalisation d’essais cliniques. La respiration holotropique est une bonne candidate pour suivre le même schéma, quelques années plus tard, en tant que petite sœur des psychothérapies assistée par psychédélique. Les techniques respiratoires et les notions d’accompagnement des expériences psychédéliques qui sont enseignées par la RH pourraient s’avérer très utiles dans le contexte actuel de la science des psychédéliques : pour former les thérapeutes, cadrer les administrations de substances en contexte clinique, voire s’y substituer (Guss et al., 2020; Mithoefer, 2017; Phelps & Henry, 2022).
Aucun signe politique ne laisse présager un assouplissement prochain de la prohibition du LSD ou de la psilocybine en France. Si on veut implémenter des thérapies psychédéliques dans notre système de soins, il faut commencer ce travail avec les moyens qui sont disponibles ici et maintenant, en les adaptant si besoin : kétamine, hypnose, respiration holotropique, transe cognitive auto-induite, etc.
Le CesHum - “L’école du transpersonnel”
Le CesHum se définit comme une « école de formation à la psychothérapie transpersonnelle, chamanisme, hypnose et Respiration Holotropique ». Il est légitime de considérer la psychologie transpersonnelle comme non-scientifique, la plupart de ses théories n’étant pas prouvées par l’expérience. Utiliser cet argument pour empêcher la SPF de s’en approcher - afin de maintenir une respectabilité vis-à-vis des institutions scientifiques et médicales - pose toutefois quelques questions.
La plupart des écoles de psychothérapie ont pour objectif de proposer des métaphores et des techniques qui permettent à des personnes en souffrance d’accéder à des changements cognitifs et comportementaux qu’elles demandent. Le travail du psychothérapeute est plus souvent de proposer des symboles, des mythes et des rituels qui permettent de structurer le récit biographique individuel que de manipuler les mécanismes neurobiologiques sous-jacents. Les psychothérapeutes naviguent entre plusieurs grilles de lecture et combinaisons de protocoles pour construire sur mesure des solutions cohérentes avec les systèmes de valeurs et de croyances de leurs clients, et avec les contraintes de leur vie au quotidien.
Les composantes individuelles sociales et culturelles sont tellement présentes qu’on pourrait questionner l’objectif d’attribuer des critères objectifs et quantitatifs de scientificité à des psychothérapies. Imposer un crible positiviste au travail des psychothérapeutes n’est peut-être pas toujours pertinent d’un point de vue clinique. Si la non-scientificité est un critère d’exclusion, alors il faudrait se séparer également d’un grand nombre de méthodes utilisées actuellement en psychologie clinique et en psychopathologie : psychanalyse, approches psychodynamiques, systémiques et familiales, EMDR, psychologie humaniste, etc.
Mais laissons de côté cette discussion sur la légitimité des différentes écoles de psychologie, pour revenir à notre thèse initiale : les outils techniques et le cadre théorique sont des entités distinctes, qui peuvent être manipulées indépendamment dans une démarche scientifique. On peut s’intéresser aux techniques respiratoires et d’accompagnement utilisées en RH sans adhérer à l’ensemble des thèses de la psychologie transpersonnelle (Sjöstedt-Hughes, 2024). De la même manière qu’il est possible d’utiliser des concepts psychodynamiques sans avoir à accepter tous les postulats de la psychanalyse freudienne.
Médiation scientifique
Si on prend la définition de Wikipédia : « La médiation scientifique est une forme de médiation qui regroupe diverses pratiques visant à mettre en relation des gens […] avec des savoirs scientifiques (ou techniques). […] Elle tend à se défaire d'une approche descendante et univoque où le sachant (généralement un chercheur) apprend au non-sachant pour y substituer des pratiques de dialogues entre science et société (par exemple à travers des actions de sciences participatives). Elle se développe notamment comme une forme d'intermédiaire visant à nouer des liens entre la société et les institutions des sciences et techniques dans la perspective d'éclairer le débat public. »
N’est-ce pas le rôle de la SPF d’être proactive dans la construction d’un dialogue avec les pratiques psychédéliques populaires ? Informer les autorités scientifiques et médicales des éléments intéressants qui se développent dans la société, et dans l’autre sens diffuser des outils issus de la médecine scientifique pour renforcer le cadrage de ces pratiques afin de les rendre plus sûres pour leurs participants. Ne pas se contenter de relayer les informations issues des experts, être à l’écoute de la société, dans un esprit d’enrichissement mutuel ?
Santé intégrative
Notre système de santé publique est en train de s’effondrer : les hôpitaux ferment leurs lits, certains services ne sont plus en mesure d’assurer leur fonction, le nombre d’assurés sociaux sans médecin traitant et donc sans accès aux parcours de soins standardisés explose, il faut plus d’un an pour consulter certains médecins spécialistes.
Les praticiens de soins non-conventionnés prennent le relais, que les institutions l’acceptent ou non, car quand on ne peut pas attendre 8 mois pour aller chez le rhumatologue on va chez l’ostéopathe, quand il n’y a plus de psychiatre on va chez l’hypnothérapeute, et quand on n’arrive même plus à voir de médecin généraliste et que les urgences sont fermées, dans le désespoir on va chercher de l’aide chez n’importe qui.
Deux postures sont possibles : on accepte que ces pratiques existent, on les encadre dans une démarche de réduction des risques, on les évalue systématiquement et on les rend « complémentaires » aux soins apportés par le système de santé publique ; ou bien on a recours à « la science » pour juger qu’elles n’ont rien à faire dans notre société, on essaye de les interdire de la même manière que « les drogues », elles se développent de manière anarchique et potentiellement dangereuse, et deviennent des médecines « alternatives » face à un système élitiste surspécialisé. C’est cette deuxième posture qui est défendue par le collectif NoFakeMed (Berna et al., 2025).
La première approche est celle de la médecine intégrative : des médecins reconnaissent le rapport bénéfice-risque favorable de certaines pratiques non-médicales dans le cas de certaines pathologies et sous certaines conditions, et peuvent les recommander à leur patients après avoir posé un diagnostic et éliminé des causes organiques nécessitant le recours à la médecine spécialisée. Idéalement, ces pratiques sont référencées, encadrées et suivies, ce qui permet par la suite une évaluation statistique de leurs résultats cliniques. Cette méthodologie se développe actuellement avec succès dans les centres de la douleur et les soins de support en oncologie (Floccia et al., 2024).
La SPF est déjà familière de cette dynamique, et pourrait se positionner comme « une communauté amicale pour les usagers dans un esprit de responsabilité et de réduction des risques » pour l’ensemble des pratiques psychédéliques, au-delà de la lucarne neuropsychopharmacologique, dans une véritable « collaboration interdisciplinaire ».
Science et scientisme
Selon Wikipedia : “Le scientisme est une position apparue au XIXe siècle selon laquelle la science expérimentale est la seule source fiable de savoir sur le monde, par opposition aux révélations religieuses, aux superstitions, aux philosophies spiritualistes, aux traditions et aux coutumes, également à toute autre forme de savoir.”
Le doute radical proposé par le mouvement zététique, que l'on retrouve dans des podcasts passionnants comme Méta de choc, permet de déconstruire des croyances et pratiques non fondées scientifiquement, et de sauver de nombreuses personnes d'abus idéologiques, financiers ou sexuels. Il n’est toutefois pas facile de comprendre où se trouvent les limites des capacités explicatives de cette science protectrice, et où la foi positiviste commence à poser plus de problèmes sociaux et médicaux qu’elle n’en résout.
Prenons l’exemple des neurosciences, et du plus puissant de leurs outils de validation en psychologie expérimentale : la neuroimagerie fonctionnelle. L’IRM fonctionnelle et l’électroencéphalographie (EEG) sont des techniques trop imprécises pour répondre à une grande partie des questions qu’on leur pose en psychologie et en psychiatrie (Forest, 2014; Moukheiber, 2024), mais les modèles sur lesquelles elles se basent sont tellement complexes qu’il est difficile de remettre en question leurs conclusions. La majorité des études publiées ne sont pas reproductibles et ne peuvent donc pas servir de référence pour étayer des théories et constituer des connaissances (Baker, 2016; Ioannidis, 2005). Malgré cela, tout le monde adhère aux récits illustrés avec des coupes de cerveau colorées (McCabe & Castel, 2008; Weisberg et al., 2008), et érige les neurosciences en totem contre l’obscurantisme. Pour mieux comprendre les promesses des neurosciences et leurs limites, voir (Forest, 2022).
Dans l’ensemble de la médecine soignante, la posture scientiste ne tient pas (Berna et al., 2023). On ne peut pas se limiter à n’utiliser que des protocoles de soin dont on connaît exactement les mécanismes d’action, sinon on ne proposerait presque rien. En pratique, le médecin réalise plus d’actes basés sur son expérience et celles de ses pairs que sur des démonstrations scientifiques.
Si on observe de manière répétée qu’un protocole de soin allège certains symptômes sans causer de problème supplémentaire, mais qu’on n’a pas de modèle explicatif de son mode d’action : faudrait-il le bannir au prétexte qu’il guérit “pour de mauvaises raisons” (Stengers, 1995)?
Cela fait 25 ans qu’on sait que les effets des antidépresseurs sérotoninergiques sur les dépressions légères et moyennes relèvent plus du placebo actif que de l’efficacité pharmacologique (Kirsch et al., 2008; Kirsch & Sapirstein, 1999; Moncrieff et al., 2004). Faudrait-il remplacer leur usage par des placebos actifs au prétexte que leur mode d’action n’est pas celui qui a été décrit par ses promoteurs? Non : il faudrait les remplacer par des placebos actifs car ces derniers n’ont pas les effets secondaires parfois lourds et irréversibles des antidépresseurs, tout en ayant une efficacité similaire contre les symptômes visés.
Un excès de scientisme peut conduire à de mauvaises pratiques médicales et sociales. Imposer les essais cliniques randomisés contrôlés en double-aveugle contre placebo (RCT) comme bonne pratique de la médecine moderne a permis de grandes avancées depuis les années 1950, en éliminant de nombreuses molécules inutiles ou iatrogènes, et en enrichissant notre pharmacopée. Cette méthodologie n’est toutefois pas adaptée à l’évaluation d’interventions non-médicamenteuses pour lesquelles il est impossible de définir un groupe contrôle par placebo, telles que l’hypnose, la mindfulness et les psychothérapies (psychédéliques ou non). Ces interventions ont justement pour objectif d’aller mobiliser des ressources individuelles d’un patient pour construire un effet placebo le plus puissant possible. Des solutions scientifiquement satisfaisantes existent pour construire une médecine basée sur les preuves sans RCT (Ninot et al., 2023, 2024), mais elles nécessitent d’abandonner certains principes trop rigides.
Pour l'épistémologue comme pour le médiateur scientifique, il est tout aussi important d’informer les partisans d'une pratique non-scientifique des dangers d’un excès de relativisme, que les experts scientifiques des dangers d’un excès de scientisme. La synthèse et les choix politiques qui en résultent relèvent plus du consensus social que de considérations méthodologiques ou scientifiques (Gonon, 2024). Ce dialogue social, on le souhaite le plus ouvert possible.
Conclusion
Construire un dialogue avec des formateur·ice en respiration holotropique n’implique pas de cautionner tous les concepts de la psychologie transpersonnelle ni toutes les théories de Stanislav Grof. Proposer d’expérimenter cette pratique ne veut pas dire promouvoir activement un changement de croyances métaphysiques. Une démarche scientifique peut consister à observer, apprendre les techniques, essayer de comprendre les mécanismes, les possibles intérêts, les possibles dangers. Et surtout en discuter, pour s’enrichir mutuellement.
La posture de médiation scientifique que pourrait adopter la SPF : observer une pratique sur le terrain, évaluer si des éléments techniques peuvent être intéressants pour les scientifiques et universitaires avec lesquelles elle collabore (transfert de la société vers les institutions), et diffuser en retour un message de réduction des risques et de méthodologie scientifique auprès des praticiens (transfert des institutions vers la société).
Un événement qui regroupe des représentants des deux mondes, qui aménage des espaces pour que chacun puisse s’exprimer à la hauteur de ses moyens, est le lieu idéal pour que cette médiation se fasse, d’humain à humain, sans laisser la posture haute du sachant universitaire opprimer le praticien ancré dans sa communauté.
Références
Baker, M. (2016). 1,500 scientists lift the lid on reproducibility. Nature, 533(7604), 452‑454. https://doi.org/10.1038/533452a
Banushi, B., Brendle, M., Ragnhildstveit, A., Murphy, T., Moore, C., Egberts, J., & Robison, R. (2023). Breathwork Interventions for Adults with Clinically Diagnosed Anxiety Disorders : A Scoping Review. Brain Sciences, 13(2), Article 2. https://doi.org/10.3390/brainsci13020256
Berna, F., Boussageon, R., & Falissard, B. (2023). Le scientisme : Une tâche aveugle dans la formation au raisonnement scientifique en médecine ? La Presse Médicale Formation, 4(2), 153‑160. https://doi.org/10.1016/j.lpmfor.2023.04.015
Berna, F., Micoulaud-Franchi, J.-A., Paille, F., Nizard, J., & Verneuil, L. (2025). What the “FakeMed”? Or “fake medicines” according to a collective of French doctors. Douleurs : Évaluation - Diagnostic - Traitement. https://doi.org/10.1016/j.douler.2024.10.010
Dapsance, M. (2019, janvier 10). Qu’ont-ils fait du bouddhisme? Gallimard. https://www.gallimard.fr/catalogue/qu-ont-ils-fait-du-bouddhisme/9782072798733
Dumont, N. (2023). Chapitre 41. La respiration holotropique. In Le Grand Livre des transes et des états non ordinaires de conscience (p. 633‑649). Dunod. https://doi.org/10.3917/dunod.bioy.2023.01.0633
Fincham, G. W., Strauss, C., Montero-Marin, J., & Cavanagh, K. (2023). Effect of breathwork on stress and mental health : A meta-analysis of randomised-controlled trials. Scientific Reports, 13(1), 432. https://doi.org/10.1038/s41598-022-27247-y
Floccia, M., Sourzac, J., Lienard, Y., Philippe, A., Vergnes, F., Sztark, F., & Tison, F. (2024). Quand la douleur et la médecine intégrative travaillent ensemble : L’expérience de l’Institut de médecine intégrative et complémentaire du CHU de Bordeaux. Douleurs : Évaluation - Diagnostic - Traitement. https://doi.org/10.1016/j.douler.2024.08.001
Forest, D. (2014). Neuroscepticisme (Ithaque). https://www.ithaque-editions.com/product-page/neuroscepticisme
Forest, D. (2022). Neuropromesses (Ithaque). https://www.ithaque-editions.com/product-page/neurosciences
Gonon, F. (2024). Neurosciences : Un discours néolibéral ?. Psychiatrie, éducation, inégalités. Champ social. https://stm.cairn.info/neurosciences-un-discours-neoliberal--9791034608829
Guss, J., Krause, R., & Sloshower, J. (2020). The Yale Manual for Psilocybin-Assisted Therapy of Depression (using Acceptance and Commitment Therapy as a Therapeutic Frame). OSF. https://doi.org/10.31234/osf.io/u6v9y
Ioannidis, J. P. A. (2005). Why Most Published Research Findings Are False. PLoS Medicine, 2(8), e124. https://doi.org/10.1371/journal.pmed.0020124
Kabat-Zinn, J. (2003). Mindfulness-based interventions in context : Past, present, and future. Clinical Psychology: Science and Practice, 10(2), 144‑156. https://doi.org/10.1093/clipsy.bpg016
Kabat-Zinn, J., Massion, A. O., Kristeller, J., Peterson, L. G., Fletcher, K. E., Pbert, L., Lenderking, W. R., & Santorelli, S. F. (1992). Effectiveness of a meditation-based stress reduction program in the treatment of anxiety disorders. The American Journal of Psychiatry, 149(7), 936‑943. https://doi.org/10.1176/ajp.149.7.936
Kirsch, I., Deacon, B. J., Huedo-Medina, T. B., Scoboria, A., Moore, T. J., & Johnson, B. T. (2008). Initial Severity and Antidepressant Benefits : A Meta-Analysis of Data Submitted to the Food and Drug Administration. PLOS Medicine, 5(2), e45. https://doi.org/10.1371/journal.pmed.0050045
Kirsch, I., & Sapirstein, G. (1999). Listening to Prozac but hearing placebo : A meta-analysis of antidepressant medications. In How expectancies shape experience (p. 303‑320). American Psychological Association. https://doi.org/10.1037/10332-012
Kitchens, T. (2022, septembre 9). A Channel for Magic : Ralph Hood’s Mysticism Scale and the Occult Roots of the Johns Hopkins Psychedelic Research Program.
Psymposia. https://www.psymposia.com/magazine/a-channel-for-magic-ralph-hoods-mysticism-scale-and-the-occult-roots-of-the-johns-hopkins-psychedelic-research-program/
Lalande, L., Bambling, M., King, R., & Lowe, R. (2012). Breathwork : An Additional Treatment Option for Depression and Anxiety? Journal of Contemporary Psychotherapy, 42(2), 113‑119. https://doi.org/10.1007/s10879-011-9180-6
McCabe, D. P., & Castel, A. D. (2008). Seeing is believing : The effect of brain images on judgments of scientific reasoning. Cognition, 107(1), 343‑352. https://doi.org/10.1016/j.cognition.2007.07.017
Mithoefer, M. C. (2017). A Manual for MDMA-Assisted Psychotherapy in the Treatment of Posttraumatic Stress Disorder.
Moncrieff, J., Wessely, S., & Hardy, R. (2004). Active placebos versus antidepressants for depression. The Cochrane Database of Systematic Reviews, 2004(1), CD003012. https://doi.org/10.1002/14651858.CD003012.pub2
Moukheiber, A. (2024). Neuromania (Allary Editions). https://allary-editions.fr/products/albert-moukheiber-neuromania
Ninot, G., Bardie, Y., Bernard, P.-L., Franco, G., Lambert-Cordillac, K., Stubbe, L., Tabuenca, C., Weber, A., & Nogues, M. (2024). NPIS, la société savante internationale dédiée à la recherche sur les interventions non médicamenteuses. Kinésithérapie, la Revue, 24(270), 3‑8. https://doi.org/10.1016/j.kine.2024.03.008
Ninot, G., Descamps, E., Achalid, G., Abad, S., Berna, F., Belhomme, C., Bernard, P. L., Carbonnel, F., Carrieri, P., Dargent-Molina, P., Fiteni, F., Guyon, A., Foucaut, A.-M., Lognos, B., Molinari, N., Legout, A., Nizard, J., Nogues, M., Poisbeau, P., … Falissard, B. (2023). NPI Model : Standardised Framework for Evaluating Non-Pharmacological Interventions in the French Health Context Authors. https://hal.science/hal-04360550
Phelps, J., & Henry, J. (2022). Foundations for Training Psychedelic Therapists. In F. S. Barrett & K. H. Preller (Éds.), Disruptive Psychopharmacology (p. 93‑109). Springer International Publishing. https://doi.org/10.1007/7854_2021_266
Sjöstedt-Hughes, P. (2024, février 21). Tripping on Breath. https://www.feedyourhead.blog/p/tripping-on-breath
Stengers, I. (1995). Le médecin et le charlatan. https://www.editionsladecouverte.fr/medecins_et_sorciers-9782359250633
Weisberg, D. S., Keil, F. C., Goodstein, J., Rawson, E., & Gray, J. R. (2008). The Seductive Allure of Neuroscience Explanations. Journal of cognitive neuroscience, 20(3), 470‑477. https://doi.org/10.1162/jocn.2008.20040
Welker, J. (2022, juillet 21). The Religious Science of Johns Hopkins. https://www.psychedeliccandor.org/p/the-religious-science-of-johns-hopkins
Zaccaro, A., Piarulli, A., Melosini, L., Menicucci, D., & Gemignani, A. (2022). Neural Correlates of Non-ordinary States of Consciousness in Pranayama Practitioners : The Role of Slow Nasal Breathing. Frontiers in Systems Neuroscience, 16, 803904. https://doi.org/10.3389/fnsys.2022.803904
Illustration : photo prise lors d'une séance de respiration holotropique lors du Bicycle Day 2025 à Grenoble, retouchée.