19 avril 2024

Roland Griffiths et l’expérience mystique

Roland Griffiths et l’expérience mystique : Commentaire sur l’article “The Psychedelic Evangelist” (New York Times, 21 mars 2024)

Auteurs : François Tadel, ingénieur de recherche ; Théophile Germon-Dupont, pharmacien ; Nicolas Garel, psychiatre.

En octobre 2023, le mouvement de la « renaissance psychédélique » a perdu l’un de ses principaux initiateurs, Roland Griffiths. Professeur à l’université Johns Hopkins de Baltimore et fondateur du Center for Psychedelic and Consciousness Research, il avait encadré l’élaboration des protocoles utilisés dans une grande partie des essais cliniques et recherches académiques sur les psychédéliques des 25 dernières années (Johnson 2008). Il représentait pour certains une figure inspirante, alliant détermination et tempérance, douceur et probité.

Cinq mois plus tard, les querelles internes qui agitent le laboratoire de Griffiths depuis plusieurs années (Strassman 2018 ; Johnson 2020) se retrouvent épinglées dans un article du New York Times intitulé « The Psychedelic Evangelist » (Borrell 2024). Griffiths y est décrit par ses collègues en prophète guidant son laboratoire comme un centre de retraite New Age. Certains bloggeurs mentionnent qu’une part importante de ses financements proviennent de sources ouvertement dédiées au prosélytisme religieux (Kitchens 2022 ; Welker 2023).

Ces propos polarisent la communauté psychédélique. D’un côté les scientifiques physicistes au service d’une médicalisation institutionnalisée des substances applaudissent les réserves au sujet des inspirations mystiques de Griffiths, de l’autre les psychonautes et thérapeutes intéressés par les aspects spirituels de l’expérience psychédélique défendent l’importance de la composante mystique dans le voyage et le soin. Ce clivage est caricatural, mais révélateur de deux courants qui traversent notre communauté, et qui doivent se complémenter pour avancer vers des objectifs communs.

Griffiths et ses collègues, en pionniers de la recherche psychédélique evidence-based, ont balisé un chemin pour de nombreuses études dans le monde entier. Leur méthodologie inclut l’évaluation du vécu des participants aux études académiques et cliniques après une expérience psychédélique avec des questionnaires utilisant le champ sémantique du mysticisme (MEQ-30 : Barrett 2015 ; HMS : Hood 1975). Ils ont de fait conduit à l’évaluation de « l'expérience mystique » comme un des principaux paramètres nécessaires à l'amélioration de symptômes psychiatriques dans des protocoles cliniques destinés à être mis en place dans des systèmes de santé publique (Ko 2022).

Il est toutefois supposé que l’usage de ces questionnaires induit un biais expérimental en restreignant la description de la phénoménologie psychédélique à des concepts pérennialistes chrétiens (Mosurinjohn 2023). D’autre part, la riche littérature anthropologique sur les pratiques rituelles impliquant des psychotropes explique comment des facteurs socio-culturels peuvent être utilisés pour canaliser l’expérience psychédélique dans une direction désirée (Lifschitz 2018). Préparer un voyage en annonçant une forte probabilité d’ « expérience mystique » ou d’autres formes de révélation sur la nature de l’esprit augmente les chances de lui donner une dimension religieuse (Johnson 2020).

Depuis plus de 80 ans, les 12-steps des Alcooliques Anonymes reste le programme d’abstinence alcoolique le plus efficace (Kelly 2020). Ce protocole inclut une conversion à la foi chrétienne et une focalisation quotidienne sur la prière. Dans une démarche scientifique, la conversion religieuse n’est donc pas à écarter comme solution à certains problèmes précis, à condition d’expliciter honnêtement les objectifs, pour que chaque participant puisse donner son consentement éclairé. C’est possiblement cette dimension de transparence qui manque dans la démarche de Griffiths.

Un thérapeute se doit d’informer son patient que la consommation d’un psychédélique peut altérer durablement ses perceptions, de lui-même et du monde qui l’entoure. En revanche, fournir plus de détails peut être contre-productif : lui expliquer qu’il va vivre une expérience mystique – comme l’accès direct à une vérité profonde, universelle et invisible pour le profane – expose à un risque éthique (l’induction dirigée de modifications des croyances du patient ; Timmermann 2022) et à un risque médical (la déception face à des attentes non-satisfaites peut entraîner une aggravation des symptômes ; Garel 2023).

Énoncer cela ne nie pas la qualité « mystique » de certaines expériences psychédéliques, ni leur capacité transformatrice positive. Si cela survient en thérapie accompagnée, le vécu peut être accueilli avec bienveillance et intégré dans la narration du patient, au même titre que n'importe quelle autre expérience intense. Mais tous les consommateurs de psychédéliques ne vont pas vivre des expériences mystiques, et une absence d’expérience mystique n’empêche pas l’émergence d’autres processus de changement bénéfiques à la thérapie. Si l’on considère les psychédéliques comme des amplificateurs non-spécifiques de facteurs culturels préexistants (Dupuis 2022), les manifestations mystiques vont survenir principalement chez certaines personnes prédisposées. Imposer ce modèle à tout le monde n’est pas souhaitable. Un thérapeute doit accompagner, et non guider.

Griffiths a donné une orientation résolument religieuse à ses recherches, ce qui a participé à une sur-représentation de thématiques mystiques dans la science des psychédéliques. Qu’il ait fait cela sciemment par prosélytisme idéologique, ou en toute bonne foi dans sa démarche scientifique importe peu. Certaines des critiques sont justifiées et risquent de porter préjudice à l’avancement des recherches et de la législation dans ce domaine. Défendre la rigueur scientifique n’implique toutefois pas de contester la réalité du sentiment mystique ou le développement de nouvelles formes de spiritualité ou de paradigme métaphysique visant à réharmoniser le rapport de l’humain occidental à son environnement non-humain maltraité (Descola 2022 ; Morizot 2020). Idéalement, rigueur scientifique et spiritualité ne sont pas incompatibles.

Utiliser systématiquement un lexique théologique (expérience mystique) ou neuropsychanalytique (dissolution de l’ego) pour décrire l’expérience psychédélique réduit le champ des possibles. Un vocabulaire laïc et compatible avec le monde médical et académique, issu par exemple de l’hypnose médicale (Galy 2023) ou du programme MBSR (Kabat-Zinn 2003), permettrait d’aborder l’expérience de manière plus neutre. Le travail thérapeutique peut ensuite être centré sur le processus d’intégration de l’expérience, et non sur le jugement de son contenu (Garel 2023). Ce caractère laïc est indispensable pour que les thérapies psychédéliques trouvent leur place parmi les autres médecines intégratives et complémentaires compatibles avec notre système de santé publique (Nizard 2021). A nous de construire un cadre compatible avec la démarche scientifique, qui garantit au maximum la sécurité des patients et psychonautes, où chacun peut rester libre d’explorer les dimensions spirituelles de son choix, sans pour autant se retrouver soupçonné de dérive sectaire.

Références :

Illustration du New York Times