24 janvier 2025

Vertige et psychédéliques

Vade-mecum à l’usage du psychonaute obsessionnel.

Absorber une dose importante de psychédélique nous confronte directement à l'idée suivante : la réalité est particulièrement flexible.

En voyant onduler le chemin, s'animer les nervures d'une feuille d'arbre ou les motifs géométriques d'un tapis berbère, l'esprit est confronté à une énigme sidérante. Ou bien le réel est véritablement mouvant et mon esprit, libéré des contraintes habituelles, perçoit la danse secrète de l'univers, ou alors mon esprit crée et projette de nouvelles formes sur la toile du monde.

Ce court texte n'a pas pour objectif d'ouvrir un débat métaphysique sur la nature de la réalité mais de s'intéresser aux conséquences logiques qu'entraîne la soudaine réalisation de l'activité projective.

Peut-être, en serrant de près le fil des associations, pourrons-nous mettre en lumière un cheminement schématique. Une succession d'étapes psychiques, que parcourt l'explorateur de conscience lors du voyage psychédélique. Cette balade dans les méandres de l'esprit d'un consommateur quelque peu obsessionnel nous offrira l'occasion d'éclairer certaines impasses psychiques (Bad Trip) qui guettent le voyageur en quête de certitude. Car si la nécessité de lâcher-prise lors de l'expérience psychédélique fait consensus, la question de savoir en quoi consiste vraiment la prise demeure elle plus mystérieuse.

Commençons par un simple constat de la situation :

1. Je suis perché.

2. Ce tapis n'est pas vivant, c'est donc mon esprit qui le fait bouger.

3. Je n'ai pas le sentiment conscient de générer ces formes. Qui les génère ?

Ici, notre voyageur novice sent peut-être déjà le souffle de l'anxiété. Pour ne pas reconnaître l'activité inconsciente de son esprit, il échafaude... inconsciemment... une théorie de la réalité générée de l'extérieur, expérimentant ainsi ce que l'on nomme une déréalisation. Par exemple : Ce n'est pas la réalité, je suis dans un rêve, je suis dans une simulation informatique, etc.

Si au contraire, le voyageur reconnaît en lui la source de cette création psychique, il poursuivra sans doute comme ceci :

4. Il existe en moi un générateur de réalité, qui transforme mon expérience avec précision sans que je puisse en avoir conscience.

Nouvelle proposition, nouveau risque d'impasse. Il existe en moi quelque chose que je ne contrôle pas. À cette étape, s'il se dresse contre cette idée, il sera victime d'un délire de dépersonnalisation, voire de possession. Par exemple : Je suis possédé par l'esprit de Michel Drucker, comment sortir de cet éternel dimanche ?

Mais notre aventurier est chevronné, et il poursuit :

5. L'expérience de la réalité « extérieure » que je tiens pour vraie, car elle émerge de mon appréhension immédiate du monde, est en fait totalement dépendante de ma propre activité psychique... Je découvre une nouvelle responsabilité.

Aïe... S'il en reste à cette étape, notre compagnon se charge d'un poids gigantesque. Le voilà investi d'un pouvoir de démiurge. Il est le centre du monde et responsable de toutes ses formes. Par lui, toute chose vit et toute chose meurt. Le délire mégalomaniaque n'est pas loin. Par exemple : Je suis, tout compte fait, le fils de Dieu, créateur du Ciel et de la Terre. Cependant, cette inflation de l'ego est rare et le danger vient souvent d'un tout autre endroit.

6. Si la réalité est si flexible, et dépendante de la projection que j'en fais, l'influence de mes croyances est fondamentale. Mais comment être sûr de la véracité de mes croyances alors même que la réalité n'est pas fiable ?

C'est à ce point précis qu'émerge souvent le grand vertige, la cascade de doutes. Remontant frénétiquement les prémisses qui guident ses choix de vie, notre voyageur parcourt son paysage psychique à la recherche d'un sol ferme, d'un ancrage, d'une certitude, qui pourra lui servir de fondation pour bâtir et justifier son édifice conceptuel.

Il se rend compte avec effroi que la navette a quitté les rails du grand huit et qu'elle flotte désormais dans le vide sidéral. La paranoïa s'installe : comment décoder le comportement de ce visage en face de moi ? Faut-il rire ou pleurer ? Ce qui était su implicitement devient l'objet d'une réflexion explicite, d'une hyper-réflexivité. La mémoire à court terme étant considérablement réduite, des boucles de pensées peuvent se former pour éviter la rencontre avec l'abîme ; l'insécurité psychique se traduit en insécurité corporelle et affective. Il faut trouver un endroit chaud, à l'abri, se protéger. De quoi ? Difficile à dire, la menace est diffuse, impalpable. Bientôt, il réalise que :

7. Mes choix sont donc guidés par des croyances arbitraires, qui ne se réfèrent en dernier lieu à rien d'autre qu'à elles-mêmes... Tous les systèmes de représentation psychique que je forme sont des châteaux de cartes construits sur du sable mouvant. L'instance même qui pourrait confirmer ou infirmer mes croyances, c'est-à-dire l'épreuve de la réalité, se dérobe sous mes doigts et me plonge dans un raisonnement circulaire abyssal. Je suis à la dérive.

C'est à ce moment décisif que s'opère le dernier embranchement. L'impasse logique dans laquelle est alors plongé le voyageur peut prendre la forme d'un gouffre sans fond, ou devenir l'occasion d'une transformation radicale. Cet embranchement peut être schématiquement formulé comme ceci :

8. Soit je m'accroche à l'idée d'une certitude qui se dérobe à mon investigation et je sombre dans un raisonnement sans fin. Soit je perçois au plus profond de moi même qu'aucune certitude n'est possible et j'abandonne radicalement l'idée de maîtrise.

Si par chance je bascule vers l'abandon, que se passe-t-il alors ?

Je comprends que mon activité psychique est totalement spontanée. Je n'ai, dans le fond, aucun moyen de maîtriser ce que je pense, ce que je crois, ou ce que je vois. Devenue inutile, l'activité de l'ego s'interrompt, rendant la distinction entre moi et le monde, le sujet et l'objet, l'intérieur et l'extérieur, obsolète. Il n'y a plus de frontière claire entre ce que je suis et ce que je ne suis pas. Il s'agit d'une expérience qualifiée de mystique, qui, poussée à l'extrême, peut s'éprouver comme une dissolution plus ou moins totale de l'ego. Rien n'est vrai, rien n'est faux. La dualité symbolique apparaît comme totalité. Le moment présent existe pour lui-même, sans signification particulière. L'expérience même du temps peut être altérée. Toute perspective de saisir intellectuellement la situation devient absurde, inutilement lourde. J'expérimente éventuellement un état océanique, de paix et d'amour profond.

Evidemment, cette progression est schématique. La séquence d’associations est bien souvent implicite, enchevêtrée et constituée de nombreux allers retours. Si elle illustre efficacement le parcours d’un esprit porté sur le raisonnement logique, l’analyse et la pensée systématique ; elle résonne bien moins chez un sujet qui privilégie le rapport intuitif et la pensée par analogie. Si vous faites comme moi partis de la première cohorte, réjouissez-vous, car en accentuant le caractère malléable, imprévisible et impermanent de l’expérience, ces substances poussent l’esprit qui cherche à cloisonner le réel en concept rigide jusqu’aux limites de ses capacités, provoquant dans le meilleur des cas une occasion de de changement inattendue.