26 avril 2024

Vulgarisation scientifique : Pattern Breaking: a complexe systems approach to psychedelic medicine

Pattern Breaking : a complexe systems approach to psychedelic medicine

Inês Hipólito, Jonas Mago, Fernando E Rosas, Robin Carhart-Harris

Le contexte :

En 2014, Robin Carhart Harris, l'un des fers de lance de la recherche en neurosciences psychédéliques, publiait un article intitulé le cerveau entropique : une théorie de la conscience informée par la recherche en neuro-imagerie sur les psychédéliques.

Dans cet article était avancée l’hypothèse séduisante selon laquelle l’influence des psychédéliques se manifeste par une hausse du niveau d’entropie dans le système cerveau. L’entropie étant ici un concept théorique dérivé de la physique et permettant de mesurer le caractère imprévisible d’un système fermé. En empruntant dès cette époque le jargon propre à la théorie des systèmes complexes dont nous parlerons plus bas, le jeune Londonien proposait déjà que cette « désorganisation » ait pour conséquence de plonger le cerveau proche d’un état de criticité, une phase hautement dynamique, à mi-chemin entre l’ordre et le chaos, entre le maintien et l’adaptabilité, présentant des caractéristiques particulières, qui ne manqueront pas d’intéresser celles et ceux ceux d’entre vous qui ont déjà embarqué pour un voyage psychédélique : invariance d’échelle (organisation fractale), extrême plasticité, refroidissement lent (c’est-à-dire une extrême sensibilité aux perturbations extérieures), etc…

En 2019, le chercheur de l’Imperial College de Londres s’entourait d’un nouveau collègue et pas des moindres... le neuroscientifique vivant le plus cité : Karl Friston, auteur d’une théorie unifiée du fonctionnement cérébral appelée Free Energy Principle. Nous ne rentrerons pas ici dans les détails de cette hypothèse générale mais disons simplement en quelques mots que selon le FEP, le cerveau, qui n’a pas accès directement au réel, génère des modèles de la réalité, des prédictions qu’il projette sur le monde et qu’il corrige constamment en fonction des surprises auxquelles il est confronté afin d’assurer notre survie en minimisant le coût énergétique lié à la création de nouveaux modèles. Ces modèles psychiques sont bâtis sur des croyances inconscientes, profondément intégrées à notre manière de voir le monde, par exemple : « les murs ne bougent pas » ou « je suis un être distinct, séparé du monde ». Ces croyances implicites, c’est l’hypothèse de l’article, pourraient être profondément perturbées et revisitées sous l’effet déstabilisant des psychédéliques, entraînant ainsi des altérations de la perception, des changements inattendus de perspective, voire la traversée d’expériences qualifiées de mystiques et thérapeutiques. La théorie est contractée en un sigle : REBUS pour « RElaxed Beliefs Under pSychedelics ».

L’article

En 2023, c’est dans la lignée de ces travaux, que s’inscrit l’article qui nous occupe : briser les patterns : une approche de la médecine psychédélique par la théorie des systèmes complexes.

Commençons par un rapide détour par la théorie des systèmes complexes : quel est le point commun entre le système météorologique, le marché financier, une colonie de fourmis et un cerveau constellé de neurones ? Ce sont des systèmes trop complexes, comportant trop d’interactions imprévisibles pour être décrits en les réduisant à la somme des comportements de leurs parties. Même en connaissant tout ce qu’il y a à savoir d’un neurone, je ne peux pas anticiper les mouvements d’un cerveau entier... C’est pourquoi un champ d’étude interdisciplinaire s’est construit, qui cherche à observer ces systèmes complexes avec davantage de recul, afin d’en faire émerger quelques caractéristiques susceptibles d’éclairer leur organisation et... figurez-vous que, aussi différents soient les domaines, il existe entre ces systèmes de nombreuses similarités ! À commencer par la présence d’attracteurs.

Un système complexe tend, avec le temps, à se stabiliser dans un état d’équilibre précaire que l’on nomme attracteurs. Si vous jetez une bille dans un saladier, elle va rapidement se stabiliser au point le plus bas, qui dans ce cas, constitue l’attracteur du système simple bille/saladier. Il semblerait que notre cerveau, bien que plus complexe, fonctionne de la même façon. Rappelez-vous Friston et sa théorie, face aux aléas et à l’incertitude du monde, notre cerveau, dans un souci d’efficacité, développe des prédictions censées réduire la surprise. Ainsi, nous mettons tous en place des stratégies, des croyances qui se renforcent au fur et à mesure qu’elles sont visitées. « Je ferai mieux de rester dormir toute la journée dans ma chambre », « je ne suis pas digne d’être aimé », « j’ai besoin d’alcool pour être heureux ».

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Ces croyances vont constituer autant de bassins d’attraction qui vont orienter le comportement en terrain connu. À force de visiter ces bassins d’attraction, on en oublie même totalement qu’il existe à côté d’autres vallées, d’autres crêtes où la vie s’expérimente de manière tout à fait différente. On parle alors de stuck states (impasses) qui se traduisent par des symptômes lorsqu’ils constituent des réponses inadaptées par rapport aux attentes socioculturelles. Ce qui s’est révélé efficace par le passé nous maintient désormais prisonnier. C’est là que les psychédéliques interviennent. En aplatissant le paysage, ils déstabilisent le système et permettent à la bille de rouler plus facilement d’un bassin à l’autre et au système de gagner ainsi en flexibilité cognitive. On explore d’autres manières d’être au monde. Je ne perçois plus la relation avec mon père de la même façon, ou la dispute que j’ai eue avec mon frère il y a deux ans. Ceci explique également les expériences difficiles. La confusion et l’angoisse peuvent émerger lorsque ce mouvement devient si rapide et imprévisible, la réalité si mouvante qu’on perd pied avec le réel. Le système peut alors tenter de reprendre contrôle de manière drastique en s’installant dans une autre impasse : le bad trip dans le cas d’un voyage psychédélique, ou le délire, peut on supposer, dans le cas de la psychose.

Même si le contenu de l’article ne révolutionne en lui-même pas la compréhension de la psychopathologie, ni l’effet des psychédéliques, il préfigure la naissance d’un vocabulaire commun, issu de la théorie des systèmes complexes, permettant peut-être une réunification du champ clinique et au moins un dialogue accru avec les différentes disciplines pertinentes pour la compréhension de la souffrance psychique : biologie, statistiques, neurosciences, théorie de l’information. Une idée de la santé psychique est ici esquissée, qui serait un mélange subtil entre une structure suffisamment rigide pour établir un rapport constant avec le réel, mais suffisamment flexible pour permettre des changements de positions incessants nécessaires à l’adaptation à l’environnement. Les différentes pathologies seraient finalement classées selon leur degré d’organisation : un excès de rigidité potentiellement traité par une déstabilisation temporaire du système dans le cas d’un tableau clinique dominé par les TOC, la dépression, l’addiction… et un excès de flexibilité pour la schizophrénie ou la bipolarité.

Ce mariage entre la médecine psychédélique, la neuroscience et la théorie des systèmes complexes entraîne cependant des défis technologiques importants. Si les analogies semblent nombreuses et fertiles, elles ne doivent pas nous dispenser de la rigueur scientifique alors même que les outils d’imagerie cérébrale actuels, dans leur approche réductionniste (absolument nécessaire) peinent à rendre compte dans le détail de l’organisation complexe du système cérébral.

- Mansuy Colin, psychologue clinicien. Antenne de Marseille. -